BIG DATA ET SURVEILLANCE, NOTRE PROPRE ROLE | L'édito de TRM le Guide n°6 Mars 2020

Le saviez-vous ? En février 2020, le fabricant de sonnettes intelligentes et de vidéosurveillance Ring — acquis par Amazon en 2018 — a reconnu avoir passé 900 « partenariats » avec des services de police. Les forces de l'ordre accèdent aux enregistrements audiovisuels pour résoudre des vols de colis, des cambriolages, des  violences sur la voie publique. Une application liée, Neighbors, permet au voisinage de s'organiser en vigie de quartier. La municipalité de Washington incite même financièrement ses administrés à s'équiper d'un tel judas. Ring aurait vendu plusieurs millions de caméras connectées.

Comparé à la surveillance de masse, l'utilisation commerciale des données paraît presque anodine. Mais tout de même : l’Electronic Frontier Foundation (EFF), une ONG de défense des libertés civiques, a découvert que les caméras connectées transmettaient aussi des informations personnelles (notamment les noms et les e-mails des clients) à des trackers tiers : l’API Graph de Facebook, l’entreprise de marketing mobile Branch ainsi que les plateformes d’analyse Appsflyer, Mixpanel et Crashalytics (cette dernière détenue par Google). Ces entreprises tracent les interactions entre des produits et leurs utilisateurs. Elles les revendent en vue d'une publicité ciblée. Avec un leitmotiv : parfaire l'expérience du consommateur !

Quand la machine déraille, la fuite est globale. On a appris en fin d'année 2019 que Ring avait été piraté, que les caméras pouvaient être contrôlées par des hackers, que des mots de passe étaient en vente sur le dark Web… Devant la levée de boucliers, droit dans ses bottes, Amazon chantonne : « La sécurité et la confidentialité ont toujours été notre priorité absolue. » Et de poursuivre sa logique expansionniste : Ring s'apprête à intégrer la reconnaissance faciale, afin qu'une caméra puisse donner l’alerte en cas de détection d’une personne recherchée. 


Qui seront demain les terroristes, les indésirables, les mauvais payeurs, les imprévisibles, les mal connectés ?


Ring n’est qu’un exemple parmi d'autres. Chaque jour ou presque, on découvre de nouveaux cas de collaborations inquiétantes entre les géants de la Silicon Valley devenus d'immenses régies publicitaires ; les data brokers ou revendeurs de données (des intermédiaires dans l'ombre) ; la masse de distributeurs, d’assureurs, de vendeurs d’« expériences » ; et la NSA, la CIA, les commissariats… qui se félicitent d'une efficacité redoublée.

Les plateformes se substituent déjà aux Etats. Leur pouvoir n'a d'égal que leur mégalomanie. Le mois dernier, le Wall Street Journal a révélé que l'administration Trump avait acheté à un de ces grossistes en données une base cartographique des mouvements de millions de téléphones. Les positions sont agglomérées à partir d’applications anodines de météo et d’e-commerce. Les services d'immigration utilisent ces données pour identifier les clandestins et les arrêter. Le fameux mur de Trump ne sera pas que physique.


En France aussi, tous les outils sont en place, les caméras, l'intelligence artificielle, la reconnaissance faciale, les plateformes et surtout, l'accord tacite de tout un chacun, le regard perdu dans son smartphone, avec l’illusion de dominer l’outil, de contrôler son addiction. Dans une collecte infinie d'informations, de corrélations plus ou moins pertinentes, les fichiers de police et de renseignements se multiplient. Tout récemment, la DGSI a renouvelé son contrat avec Palantir, une société américaine spécialisée dans l’analyse de mégadonnées, co-financée par la CIA !



Le sentez-vous ? La tension monte en ce début d'année 2020. En janvier, le New York Times a révélé l'existence de Clearview AI, une start-up de reconnaissance faciale qui a aspiré plus de 3 milliards de photos sur les médias sociaux. Sa bibliothèque d'images est déjà utilisée par 600 entreprises et agences gouvernementales, qui peuvent y confronter le visage d'une personne repérée. Clearview AI vient d’annoncer une expansion rapide à l’international. Aucun doute : nous sommes déjà tous dans son fichier.


Sous un régime autoritaire, qui seront demain les terroristes, les indésirables, les mauvais payeurs, les imprévisibles, les mal connectés ? Quand de douteux algorithmes d'analyse comportementale décideront de ce qui est bien ou mal, normal ou suspect, quand les compagnies d’assurance connaîtront tout de vos habitudes, de votre santé, pourrez-vous encore dire : je n'ai rien à cacher !


Quand les géants du net clament que la vie privée est une parenthèse de l'histoire, que la transparence et la standardisation doivent être totales, on trouve des similitudes de langage avec les sujets qui nous occupent dans TRM Le Guide. L'émergence de l'or numérique fait apparaître un nouveau rapport de force entre les transporteurs et leurs clients. D'un côté, les distributeurs, les industriels et leurs partenaires logistiques l'affirment : la data fait partie du business, les professionnels ont droit à la même visibilité que les particuliers ; tout doit être prédictif, interopérable, tel est le sens de l'histoire, etc. De l'autre, les transporteurs défendent un savoir-faire, un contrôle de leurs moyens, de leur plans. Ils s'efforcent de limiter la géolocalisation des véhicules en temps réel. Ils craignent la dispersion des données, mais aussi des marges à la baisse si des intermédiaires optimisent leurs propres flux. Peut-être ces appréhensions sont-elles fondées. Mais à la lumière des dérives actuelles du big data, nous pensons que le véritable enjeu est ailleurs. Pas dans les itinéraires des véhicules industriels, ni dans les plans de transport, mais tout simplement, et de manière récurrente, dans les profils des consommateurs, des citoyens à contrôler. C’est le modèle chinois qui devient la norme. 


S’ils livrent les particuliers, les transporteurs deviennent des intermédiaires, des rapporteurs de données. Le processus est déjà à l’oeuvre dans les livraisons à haute valeur ajoutée de produits à monter, à installer. Recueillir « à chaud » la satisfaction du consommateur est devenu le point concurrentiel clé. Peu de dispositifs peuvent prétendre à une information aussi qualitative, aussi complète sur l'état d'esprit d'une personne à l'instant t. Ces données doivent être appréhendées en lien avec une infinité d’autres pour en imaginer le potentiel. Si tant est qu’à heure de l'intelligence artificielle, le cerveau humain, dépassé, puisse encore saisir quoi que ce soit de ce qui l’attend. L’idée globale, cependant, est assez simple, résumée par Eric Schmidt, président de Google en 2007 : « La technologie du ciblage individuel sera si performante qu’il sera dur pour les gens de regarder ou de consommer quelque chose qui n’a pas été taillé pour eux. »


Dans ce capitalisme numérique devenu fou, les transporteurs peuvent-t-il tirer leur épingle du jeu? Chercheront-ils simplement à être plus compétitifs, ou à commercialiser eux-mêmes des informations sur les clients finaux ? Seront-ils les intermédiaires des data brokers, ou des brokers eux-mêmes ? Et jusqu'où iront-ils dans le recueil et la transmission de données ? Des caméras planquées dans des lunettes des livreurs ? La reconnaissance faciale ? Parce ce qu'il touche directement le consommateur, le dernier kilomètre est plus que jamais un secteur transversal, hautement stratégique. Demain, sans doute verrons-nous des entreprises refuser de participer au contrôle de masse, se révolter contre la traçabilité totale des évènements. Peut-être seront-elles minoritaires, perdues d’avance. Mais nous pouvons aussi espérer qu’elles s’uniront pour définir en force des voies alternatives, d'autres standards de qualité, de responsabilité sociale.


En attendant, l'enquête plateforme qui suit aborde les problématiques concrètes du TRM : Comment trouver du business, optimiser ses flux, adopter le bon degré de « transparence » ? Comment  satisfaire ses clients sans trop alourdir son exploitation ? Au delà des levées de fonds et des discours prémachés, de l’autosatisfaction ambiante dans la « supply chain »,  nous donnons la parole aux transporteurs. La première partie de ce dossier traite essentiellement des start-up commissionnaires, quand la seconde aborde les nouveaux outils de traçabilité. Ces jeunes pousses ont en commun la volonté de séduire les flottes, pour enrichir leur réseau de prestataires qualifiés et convaincre les chargeurs. Mais en termes de données, les plateformes et les applications associées sur smartphones trouvent vite leurs limites. Un mobile éteint ne remonte plus grand-chose ! Pour recueillir les informations qui les nourrissent, les start-up ont besoin de construire des passerelles avec les acteurs traditionnels du secteur : les éditeurs de TMS et de télématique.

On peut penser que ces derniers ont intérêt à sauvegarder la relation de confiance construite avec leurs clients. Malgré tout, ces intégrations plus ou moins consenties avancent. Peu à peu, les intermédiaires du Web mettent la main sur les systèmes d'information des transporteurs. Jusqu'à quel point ? 

Pour TRM Le Guide, tel promet d'être sujet de l'année ! Nous l’aborderons de nouveau en octobre dans le grand dossier TMS qui fera l'ouverture du G7. Et nous verrons comment les éditeurs peuvent faciliter les interfaces voulues par les transporteurs et leurs clients chargeurs, tout en filtrant intelligemment les données.


Wilfried Maisy